Le pianiste Rémi Geniet joue les 33 Variations sur une valse de Diabelli op. 120 composées par Beethoven entre 1819 et 1823.
En 1819, Anton Diabelli demande à cinquante compositeurs d’écrire une variation sur l’une de ses valses. Czerny, Hummel, Moscheles, Franz Xaver Mozart (le fils de Wolfgang Amadeus), Schubert, l’archiduc Rodolphe (mécène de Beethoven), le jeune Liszt de huit ans et d’autres musiciens respectent les termes de cette sollicitation. Quant à Beethoven, il les dynamite puisqu’il compose… trente-trois variations ! Il effectue son travail en deux temps : vingt-trois variations en 1819, puis dix variations entre la fin de l’année 1822 et le début de 1823, après avoir composé la Missa solemnis et ses trois dernières sonates pour piano. Diabelli décide de publier ses variations séparément du recueil collectif.
L’éditeur se serait vanté de mettre à son catalogue une œuvre comparable aux Variations Goldberg de Bach. Effectivement, on a la sensation que Beethoven veut se mesurer à cette partition, le plus long cycle de variations composé jusqu’alors. S’il travaille sur l’ossature harmonique du thème, comme Bach, il part en revanche d’un matériau simple et banal. Il semble que cette insignifiance l’ait justement stimulé, puisqu’elle met en valeur la puissance de son imagination. La valse se mue en une marche majestueuse (var. 1), un hymne solennel (var. 14), un tourbillon effréné (var. 27) ou en une fugue dont le contrepoint se nourrit autant d’effets rythmiques et sonores que de l’entrelacement des lignes mélodiques (var. 32). Le thème donne lieu à des effets théâtraux (var. 13 et 21) et à une démonstration de virtuosité (var. 10, 16, 23 et 27). Il devient une méditation introspective (var. 20), un hommage à Bach (la Fughetta de la var. 24), une scène de comédie (var. 22, avec la citation du premier air de Leporello dans Don Giovanni de Mozart), un chant noble et douloureux (var. 29), une aria richement ornementée (var. 31). Pour refermer le volume, un menuet gentiment compassé répond à la valse initiale, pour mettre en regard son trois temps désuet avec une danse du présent.
Depuis presque deux siècles, la construction des Variations Diabelli suscite maintes interrogations. Si d’aucuns cherchent des jeux de symétrie similaires à ceux des Goldberg, le compositeur André Boucourechliev estime qu’aucune logique ne sous-tend leur organisation : « Les trente-trois événements y apparaissent comme flottant dans le temps ; nul ne peut être dit plus ou moins privilégié par rapport aux autres. Quoique des couples ou des petits groupes de variations se forment çà et là, les pièces ne se déroulent pas selon un ordre organiquement nécessaire. » Il faut aussi se rappeler que Beethoven avait déclaré à Anton Schindler, en mars 1824 : « Dès lors que les idées sont justes, il ne faut faire aucun cas de toute élaboration. » Selon le musicologue Rémy Stricker, cette remarque donne l’une des clés des Diabelli : « Le thème proposé doit engendrer à chaque variation une idée juste de son nouveau devenir. Ce visage neuf – quel que soit le travail qui a précédé son éclosion – doit faire l’effet du spontané. L’idée juste est dès lors l’élaboration de l’improvisation et non plus seulement tour de métier, si habile soit-il. […] Il n’y a d’ailleurs pas d’esquisses de plan pour les Variations Diabelli. Et il ne saurait y en avoir. Parce que Beethoven a décidé de mettre au premier plan ce qu’il a le plus de mal à trouver (l’idée juste) et de tenir pour méprisable ce pourquoi il est le plus doué (l’élaboration, l’organisation à grande échelle). »
En délaissant le développement de la sonate pour la variation, Beethoven conjugue en réalité sa quête d’un aphorisme parfaitement éloquent et son génie de l’élaboration, puisqu’il s’appuie sur un matériau prédéterminé. Mais il n’est pas fortuit qu’après les Variations Diabelli, il referme sa production pianistique avec les Six Bagatelles op. 126 (1824) : un recueil d’« idées justes ».